Les gros pardessus.
Robert Marty Mai 2004

Les gros pardessus…Voilà une expression qui a cours dans une seul pays, imaginaire de surcroît, nommé l' Ovalie. C'est le pays où l'on manie le ballon ovale à quinze joueurs. Un pays dont les limites géographiques sont très floues mais dont la plus grande partie se situe au sud de la Loire, avec une grande concentration dans les régions consommatrices de cassoulet. Un pays avec ses baronnies, ses dissidences, une culture fortement ancrée, des exceptions culturelles et inévitablement un pouvoir central. Longtemps ce pouvoir a été exercé par la seule FFR[1]. Depuis le passage au rugby professionnel elle le partage avec la LNR[2]. Mais les dirigeants du rugby, qu'ils appartiennent à l'une ou l'autre instance, sont toujours appelés, hiver comme été, "les gros pardessus".

Les sociologues de l'imaginaire s'ils se penchaient sur cette formation sociale ne manqueraient pas de la classer parmi les "tribus", une catégorie qui leur est chère. Invoquant le "paradigme esthétique"[3] ils déclareraient sans ambages qu'elle est constituée sur la base de ce qu'éprouvent ou ressentent en commun des foules éphémères qui se réunissent hebdomadairement autour de prairies rectangulaires marquées de lignes blanches rectilignes et dans lesquelles sont implantés deux drôles de totems en forme de H majuscule qui tendent leurs bras démesurés vers le ciel. Deux décuries et demi de légionnaires vêtues chacune de couleurs différentes s'empoignent sur ce pré afin de s'approprier un sorte de vessie en cuir capricieuse qu'ils tentent de se passer de main en main à moins qu'ils ne lui assènent de grands coups de pied en direction des lignes ou des totems. Un homme noir, probablement un sorcier, ponctue de coups de sifflets stridents divers rites chorégraphiques qui semblent régler l'appropriation provisoire de cet objet symbolique de grande valeur. En effet, quand il se rapproche des lignes ou passe entre les barres d'un totem la foule se dresse, hurle, applaudit, s'exclame ou conspue le sorcier qui ne semble pas jouir d'une grande popularité. Mais le pouvoir de ce dernier doit être grand car tous les légionnaires lui manifestent une obéissance absolue. Un compte mystérieux est tenu sur un grand panneau : on peut penser qu'il quantifie la manière dont chaque camp s'acquitte de ses devoirs envers le Symbole Ovale. Au bout d'environ une heure trente les membres de la tribu se réunissent en divers lieux de culte nommés "bodegas" où ils consomment de grandes quantités d'un breuvage mousseux en parlant très fort. Les soirs d'hiver il arrive qu'on aperçoive, au cœur de la foule, une personne très entourée, une sorte de cacique identifiable par un habit distinctif : le gros pardessus.

C'est Jean Dauger, un célèbre joueur de rugby de l'après guerre devenu journaliste, une incarnation des valeurs les plus nobles de ce sport, qui inventa l'expression. Elle fit aussitôt le tour de l'Ovalie et restera certainement accrochée pour toujours dans le dos de ses dirigeants qu'ils portent ou non un pardessus. C'est à tous égards une trouvaille sémiotique et le fait qu'elle provienne d'une gloire du rugby explique sa pertinence et assure sa pérennité. La raison ? C'est sa  grande sémioticité, un terme pour dire combien l'adéquation du signe linguistique "gros pardessus" à la chose qu'il représente est grande. En effet, nous n'avons pas là une représentation des dirigeants en général mais de leur représentation dans une communauté particulière, pourvue d'une culture spécifique, la culture rugby. Dans d'autres domaines on parle d'oligarques, de hiérarques, de patrons, de chefs, voire de petits chefs, de cadres, de managers, de caïds, etc…Ici la chose désignée déborde largement le positionnement hiérarchique dans une institution. Le "dirigeant de rugby" est certes porteur des  traits du dirigeant "ordinaire" mais il possède des caractères spécifiques supplémentaires qui n'appartiennent qu'à la région du réel dont il est issu, le pays d'Ovalie.

Le premier de ces caractères est véhiculé par l'adjectif gros. Au rugby les gros sont les "avants", des athlètes aux mensurations hors normes chargés principalement d'assurer par leur "combat" la "conquête" de l'Ovale. Une fois conquis ce dernier est généralement  transmis aux "arrières". Taillés plutôt pour la course et l'évitement les arrières ont pour mission de déposer l'Ovale "en terre promise" (encore le tribalisme). On conçoit aisément que la conquête est primordiale. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les joueurs qui deviennent dirigeants sont significativement des "gros"[4]. Les gros sont de surcroît plus représentatifs de ce sport : chacun de nous peut se prévaloir de la corpulence d'un joueur de l'arrière mais une très faible proportion approche les deux mètres et les 120 kgs …

Du point de vue rhétorique désigner une personne par un vêtement qu'elle porte est une synecdoque : le pardessus vaut ici vaut pour la personne qui le porte. Pour être pérenne cette association doit être soutenue par une forte corrélation : beaucoup de dirigeants doivent être régulièrement vus  revêtus de pardessus (forcément gros étant donnée leur corpulence a priori). Cette condition est donc étroitement liée aux circonstances. C'est en elles que se trouve le cœur de la signification : si on peut désigner les dirigeants du rugby  par ces mots de façon aussi consensuelle c'est que la plupart d'entre eux, lorsqu'on peut les voir,  sont ainsi vêtus. C'est donc qu'ils ne sont visibles qu'à  l'extérieur, lorsqu'ils ont cessé leurs activités pratiques de dirigeants, hors de l'atmosphère feutrée et du secret de leurs bureaux. Et voilà comment l'utilisation des termes "gros pardessus" convoque l'image d'individus exerçant un pouvoir absolu dans l'opacité la plus totale. Enveloppés dans leur cuirasse ils sont à l'abri des questionnements, sûrs de leur conquête, sûrs de leur pouvoir.

Maintenant lorsqu'on accole les deux mots on produit de nouveaux effets de sens. On dit rarement d'un vêtement qu'il est gros. En transférant l'adjectif "gros" de la personne (animée) au vêtement (inanimé) on personnifie ce dernier. Désormais le pardessus est vivant, c'est le pardessus qui dorénavant, se confondant avec la personne –corpulente- qui le porte est le signe officieux mais efficient du pouvoir dans l'institution. Il incarne la "dirigeance[5] du rugby".

Mais il y a plus. Pardessus et par–dessus sont deux parfaits homophones[6]. En prenant en compte cette homophonie, l'expression "gros par-dessus" peut-être considérée comme une  ellipse[7]. Elle s'entend alors comme " les gros (qui sont) par-dessus (les autres) ", les mots retirés dans la structure elliptique étant mis entre parenthèses. Cette valeur supplémentaire fait plus que renforcer l'autorité de nos dirigeants : non seulement ils sont au plus haut de la hiérarchie, non seulement ils sont gros et forts, non seulement ils sont confortablement couverts et protégés des aléas climatiques ( et par extension des perturbations internes) mais encore ils utilisent leur position pour peser de tout leur poids sur ceux qu'ils gouvernent. Adéquation suprême elle convoque l'image d'une mêlée de rugby dans laquelle les petits seraient toujours en dessous !

Finalement le génie rugbystique de Jean Dauger n'était peut-être qu'une facette, une prémonition de son génie rhétorique. Champion de l'évitement, spécialiste du contre pied, du cadrage-débordement, il a toujours incarné sur le terrain comme dans le champ social une figure de la liberté.

 

[1] Fédération Française de Rugby, placée sous la tutelle du Ministère chargé des Sports.

[2] Ligue Nationale de Rugby qui gère le seul rugby professionnel en accord (sic) avec la FFR.

[3] Michel Maffesoli, Du tribalisme (http://www.ceaq-sorbonne.org/maffesoli/ar_tribal.htm )

[4] A l'exception notable de l'actuel président de la LNR, Serge Blanco qui était un arrière de grande classe mais qui a beaucoup grossi en accédant à la présidence de la LNR…

[5] Nous avons eu récemment la "gouvernance" , pourquoi pas la "dirigeance" ?

[6] Ils se prononcent de la même manière.

[7] L'ellipse est une figure dans laquelle on retranche un ou plusieurs mots dans une phrase.