Roger Lesvignes

 

 



LA LÉGENDE DU

 


BURRÓ MASQUÉ

 

Ecoutez cette histoire que l'on m'a rapportée.

Il était une fois, il y a fort longtemps, un jeune et bel âne noir à la tête puissante, à l'encolure haute et bien dessinée, au dos large et arrondi, profilé comme le col Mitja, à la jambe nerveuse et galbée. Ses sabots étaient fait d'une corne si fine que même un coutelier de Sahorre n'eût pu en tirer un seul manche de couteau. Un "ruc" catalan de la race "guarrà". De ces ânes indépendants, fiers, épris de liberté, qui n'obéissent pas mais consentent parfois à écouter.

Hors donc, lassé, ennuyé par un hiver sans histoire et désireux de poser ses sabots hors des sentiers battus, notre "ase" prétexta le besoin de revoir un vieux bardot au lignage incertain mais assurément cousin, demeurant en Cerdagne. C'était au mois de juin, moment de transhumance. Longeant les rives sablonneuses d'une Têt en furie, gonflée d'une eau de fonte des glaciers du Carlit, il fit un brin de conduite à des brebis cossardes engourdies par l'hiver, venant du Ribéral et se rendant à l'estive. Il les quitta d'un coup à l'approche de Prats-Balaguer, leur compagnie devenant trop bruyante et leur discours ennuyeux. Durant trois mois d'été, il s'étourdit de sons, d'odeurs et de parfums. De la gentiane jaune aux saveurs enivrantes aux lourds rhododendrons roses ou violacés, des grands lupins palmés aux fleurs en grappes pourpres aux mauves œillets sauvages fragiles et dentelés, notre burró en congé, ne savait que goûter. Il ne s'épargna rien, ne se refusant rien, pas même des calins. Des âmes bien pensantes, des personnes de bien dont je tairai le nom par charité chrétienne, racontèrent un jour, au marché de Puigcerda, qu'on trouverait bientôt, du côté de Nuria, quelques jeunes ânons ressemblant trait pour trait à notre âne madré. Les journées se suivaient insouciantes, grisantes, sucrées. Puis les nuits s'allongèrent. Le soleil brûlait moins et ne l'obligeait plus au moment de midi à plisser ses paupières pour regarder au loin la serra de Cady. Il ne se baignait plus dans les eaux du Carol et ne s'allongeait plus à l'ombre des mélèzes. Un vent aigre et pluvieux, venant du Campcardos, lui signifia un soir que l'heure du retour ne saurait plus tarder. Dans un dernier "hi hin" ( l'âne de guarrà a l'accent catalan ), poussé du col Rigat il indiqua à tous son intention de reprendre enfin le chemin de la plaine, pas fâché de retrouver bientôt sa litière de ciste et de genêt ainsi que l'ombre des oliviers.

Il fit à l'envers le chemin de l'estive, flânant, reposant ses sabots recouverts de poussière aux bains de Saint-Thomas, se gavant de sureau du côté de Marians, lapant entre les truites et les saumons de fontaîne l'eau fraîche et apaisante des torrents. Et, d'étape en étape, il se trouva bientôt dans la plaine écrasée par la chaleur de fin d'été. Son mas était en vue. Il lança son "hi hin", son"hi han", tous les ânes du mas n'étant pas catalans. Mais, chose curieuse, aucune réponse ne vint. Pas de bruit dans l'étable ni dans les écuries. Pas de cris, pas de rires poussés habituellement par la nuée d'enfants qui,à cette heure ci, auraient dû se promener juchés sur les dos arrondis et complices des ânes de la maison. Et d'ailleurs pas un âne, une ânesse, pas même un ânon. Mais un silence, lourd, pesant, épais, tellement inhabituel qu'il en transformait la couleur des arbres et la poussière du chemin. Et, soudain, il les vit. Parqués, serrés, prisonniers d'un enclos, la tête basse et les oreilles plaquées. Les petits ânes fauves de la Salanque agraire, les ânes robustes et blancs de l'Aspre surchauffée,les doux et patients ânes roux des garrotxes arides, ceux larges et trapus aussi gris que la" llose" de leur Cerdagne, ceux du Capcir du noir des étangs des Camporells, ceux pâles et bleutés comme le ciel du Vallespir et puis les autres, tous les autres. Il s'approcha sans bruit, le sabot hésitant, la crinière humide et le naseau inquiet. Un cri net le stoppa.

_"Retourne d'où tu viens, éloigne-toi d'ici ou elle va t'attraper, t'enfermer comme nous, t'obliger à faire ce qu'elle veut comme elle veut, quant elle le veut". Ces propos étranges et alarmants émanaient d'un tout jeune âne blond au pelage doré, couleur miel. Il le reconnut. C'était un âne d'Evol avec lequel il avait, durant tout un été, emprunté le"cami ramader", portant les charges des randonneurs se rendant au lac noir.

_"Elle a pris le pouvoir dans le mas", ajouta t'il." Elle l'a rebaptisé, nous n'étions pas d'accord. Elle nous a dit que nous ne comprenions rien, que nous étions incultes, bref en un mot que nous étions des ânes. A l'entrée du mas, plus de bel écriteau en planches de châtaignier jaune sur lequel était peint en larges lettres rouges mas "dels burrós d'aqui i d'alla". A sa place, un plateau en bois blanc aggloméré en pin du pic Saint-Loup d'après ce qu'on m'a dit, sur lequel est écrit, dans un français parfait "Equidémanie parc". Je ne sais pas ce que cela veut dire."

_"Mais tu me parles d'elle", répondit l'âne noir. "Elle, elle! Mais qui est-elle, elle?"

_"Elle ? Mais c'est la vieille mule, la Fraixa, cette carne aux dents jeunes et au pelage mité. Elle ne supporte pas nos origines différentes. Pour elle, ruc, ase, guardà, burró , somer, âne, mule, mulet, bardot, matxo, c'est terminé. Equidés, équidés, pour elle nous sommes des équidés, tous des équidés, rien que des équidés. Elle tient çà, soit disant, d'un nom romain, latin, qu'auraient porté nos ancêtres, le mot équus qui engloberait nos cousins les mulets, nos cousins germains les chevaux et même de lointains parents, demeurant en Afrique dont le pelage serait zébré. Mais çà, j'ai peine à le croire. Toujours est-il que la Fraixa veut que nous parlions l'équidé, que nous vivions et mangions à l'équidé et que nous nous comportions comme des équidés."

_"Mais pourquoi vous être laissé faire ?" lança étonné et en colère notre bel âne noir.

_"Nous n'avons rien vu venir. Nous avions confiance en elle. Quand il a fallu trouver un chef, on l'a tout naturellement choisie. Elle nous avait promis du fourrage en abondance l'hiver et de l'herbe tendre et fraîche l'été, de l'eau pure et claire, des litières douillettes et parfumées, un brossage régulier de notre pelage dans le sens du poil et enfin un travail agréable et peu fatigant. On l'a cru. Mal nous en a pris. Aidée en cela par des mulets affairistes venus du Languedoc, elle nous a muselée. Tu sais, elle est aigrie, agressive, elle rue pour un oui et pour un non. Elle donne même parfois des coups de sabot à ses amis. Certains disent que si elle est comme çà c'est parce que secrètement elle a toujours voulu être un cheval. C'est le drame de ceux qui veulent braire plus haut que leurs naseaux. Maintenant il faut que je te dise quelque chose qui me fait honte et me cause du dépit : la Fraixa, elle est secondée par un âne, oui un âne. Quelqu'un de chez nous, un burró quin du Roussillon. Un jaune. Enfin je veux dire un âne au pelage jaune.

_"Non, un burró de chez nous ? Si je racontais çà aux isards du Peric je suis persuadé qu'ils en oublieraient presque de manger. C'est incroyable! C'est comme si un naturaliste anglais en séjour aux Bouillouses, féru de botanique, amoureux de la flore luxuriante et variée de notre beau pays, de sa faune abondante et sauvage, confondait, dans un accès de délirium, un vieil isard aux cornes retournées avec un dahut aux pattes contrefaites."

_"Il en est pourtant ainsi, assura l'âne doré. Sois plus malin que nous, éloigne- toi d'ici!" Le grand âne frémit des naseaux à la queue. Ses frères prisonniers, humiliés, rabaissés. Il fallait à tout prix trouver une riposte, une idée, un moyen de changer tout cela.

_"Ecoute," dit-il au burró au pelage pain d'épice," ta mule intrigante, elle ne me connaît pas. Je vais me laisser prendre, attraper, malmener comme vous l'avez été. Mais, une fois capturé, je vais, de l'intérieur du mas, organiser, lutter, résister avec ton aide et celle de tous ceux qui voudront bien se battre pour retrouver leur fierté, leur liberté."

Ce qui fut dit fut fait. Notre bel âne noir fut bientôt amené. Dans la journée, il manifestait une docilité proche de la servilité. Volontaire pour tout, même les pires corvées. Il alla même jusqu'à parler l'équidé sans accent, ce qui pour un burró guarrà est une véritable prouesse. Il ne manquait jamais de saluer la Fraixa qui voyait en lui un modèle d'intégration, d'acculturation équidienne.

_"Equidius, mon bon équidius " (elle le nommait ainsi) lui disait-elle souvent, de ce ton suffisant, sûr de soi, satisfait, qu'elle prenait toujours pour s'adresser aux ânes. _"Si tous les burrós se comportaient comme tu te comportes, notre parc d'équidémanie pourrait s'étendre alors du Perthus à Paris." Certains même disaient que le soir, en secret, elle rêvait que son parc puisse se prolonger au-delà des Pyrénées. Mais à la nuit tombée, dans le fond d'un vieux pailler, protégé des regards par des brassées de foin odorant, de luzerne et de paille, notre burró rassemblait, rassurait, fédérait. Sous la lumière ambrée d'une lune complice qui perçait au travers du toit de tuiles de terre rouge éventré, notre âne organisait la future révolte. Tout un hiver passa, monotone et gris. Un soir du mois de mai, de ces soirs alanguis où l'odeur du lilas portée par une timide tramontane, elle-même engourdie par ces longs mois d'hiver, pénètre et envahit jusqu'au moindre replis des vergers et des vignes, le burró décida de passer enfin à l'action.

Agir au grand jour s'avérait tâche vaine et suicidaire. Il se résolut donc à opérer masqué. Pour se faire, il couvrit ses yeux qu'il avait d'un gris très pâle, de ce gris que l'on trouve sur les roches éclatées des pierriers du Cambre d'Aze, d'un masque découpé dans un vieil harnais de cuir blanc. Ce vieil harnais avait servi, disait-on, à un vieux mulet de l'Ampurdan lors de la "retirada". La nature, faisant bien les choses, l'avait doté d'une particularité qui jusqu'alors ne présentait qu'un intérêt mineur mais qui prenait soudain une importance extrême : le sabot avant droit de la jambe du burró ne représentait pas, comme à l'accoutumée, un arc de cercle plus ou moins bien dessiné, mais ressemblait à s'y méprendre à un "B" lettre, ô combien précieuse, puisqu'elle préfigure le b,a, ba, rudiment des connaissances élémentaires, mais, en l'occurrence et pour ce qui nous concerne, l'initiale du mot Burró . Cette marque de fabrique allait devenir, nous l'allons voir, pour notre âne, une arme décisive. C'est ainsi que toutes les nuits, une fois les portes, portails et volets clos, les poules, les cochons et les dindons rentrés, profitant d'une obscurité salutaire, le burró masqué harcelait mules et mulets, sbires et acolytes de la Fraixa. Il procédait toujours de la même manière. Tapis derrière un mur de cayrous, une haie de cyprès ou au fond d'une agouille, il surgissait soudain, le poitrail en avant, le port de tête altier terrible et menaçant, provoquant la stupeur et l'effroi chez ceux qu'il rencontrait. Il se tournait soudain et, d'une ruade énorme, décrochait un magistral coup de sabot imprimant sur le flanc, la croupe ou bien l'échine de l'ennemi atteint, un magnifique "B" profondément incrusté. Il me faut, vous m'en excuserez, interrompre momentanément ce récit pour apporter un éclairage technique concernant le terrifiant et extraordinaire coup de sabot utilisé par l'âne pour marquer à jamais ses adversaires. Ce redoutable coup allie à la fois force, ruse et souplesse. Il nécessite une coordination parfaite, fruit de longues heures d'entraînement. Il consiste après un pivotement rapide et maîtrisé de l'arrière train, à fléchir légèrement la patte postérieure gauche (pas plus de quinze degrés) amenant inévitablement l'adversaire surpris à se découvrir sur sa droite, puis à reculer, les pattes de devant bien parallèles, en un petit saut dynamique et nerveux. L'adversaire, alors totalement surpris, reçoit de plein fouet le coup ainsi porté. Cette méthode fut enseignée à notre burró, dorénavant masqué, par un vieux mulet de ses amis, originaire du Conflent. Sa patte arrière avait été brisée du temps où il travaillait à porter le minerai des gisements de fer de Ria. Il était de Sirach et le nom est resté. Le coup s'appelle donc et pour toujours le coup de Sirach.

Mais trêve de digression, revenons si le voulez bien à notre histoire. Imaginez la tête de la Fraixa, le matin, au réveil, découvrant ses mules tatouées, estampillées, oblitérées par la marque, ô combien infamante, pour elle, le "B" de burró , ce nom, ce vocable honni qu'elle désirait abolir, supprimer. Ecumante, hagarde, la bave au coin de ses lèvres bleuies, les oreilles en bataille, la croupe dévastée de moins en moins garnie, trempée de sueur, elle éructait, vociférait.

_"Mais qui est ce burró qui ose s'opposer à moi? Nous sommes en équidémanie! Pas de burrós , pas de burrós , rien que des équidés. Je supprimerai tous leurs subsides. Sans moi, ils ne sont rien". En revanche, une lueur de malice, de gaieté, de fierté brillait de plus en plus souvent dans les yeux des ânes, rucs et autres asinus jusqu'à ce jour sevrés de liberté, d'identité. Ils se reconnaissaient dans ce burró masqué qui avait osé défier cette mule arrogante et ses mulets musclés. Et les jours s'écoulaient, angoissants, affligeants, inquiétants pour la Fraixa et ses équidés. Mais de moins en moins navrants, de plus en plus souriants, agréables, légers pour tous les ânes du mas. Et la nuit ? La nuit, barricadée la Fraixa se terrait par peur de rencontrer notre burró masqué qui lui ajoutait à son tableau de chasse mules et mulets méthodiquement marqués de ce "B" conquérant. Les ânes, quant à eux, couchés dans les paillers, recommençaient à braire et à chanter.

Un matin, c'était un mercredi du mois de juin, il faisait déjà lourd et les roses trémières humides de rosée exhalaient près du puits en granit, leurs arômes subtils. Le burró quin entra dans l'écurie où la Fraixa avait ses habitudes, le plus beau corps de logis réservé aux animaux. Il tremblait. Son poil jaune avait viré au blanc. Il essaya d'ouvrir la bouche mais ne put que bégayer.

_"Le pan pan.......le pan pan!"............

_"Le pan qui, le pan quoi", s'impatienta la Freixa.

Retrouvant la parole, l'âne quin répondit : "Le panneau, le panneau, le panneau de l'entrée sur lequel est écrit en belles lettres gothiques "parc d'Equidémanie".

_"Et bien quoi le panneau ? Qu'est- ce qu'il a le panneau ? " Interrompit la mule.

_"Ils l'ont décroché, démonté, démantelé, brûlé," prononça dans un souffle le burró quin anéanti. La Fraixa s'emporta, tempêta, trépigna, convoqua ses mulets pour une réunion de crise. Il fallait les mater tous ces ânes bâtés. Tous les faire plier, obéir, accepter, en un mot les réduire. Mais le mal était fait. Comme un seul âne, tous unis derrière le burró masqué les ânes envahirent le " cortal" des mulets. Et ce fut l'hallali. Une vraie générale. Dans tous les coins du mas ce n'étaient que mêlées, empoignades musclées, plaquages, raffuts,crochets, empilages, déblayages, peignées. Un vieil âne de la Salanque, perclus de rhumatismes? raconta bien plus tard que ce tourbillon lui rappela le temps de sa jeunesse quand on lui demandait à lui et à ses congénères de brouter un drôle de pré à l'herbe grasse, strié de bandes blanches qui sentaient fort la craie et sur lequel tous les dimanches, à l'heure de la sieste, quinze énergumènes en culottes courtes et chemisettes " bleue azur" disputaient à quinze autres, de manière virile et pas toujours correcte une sorte de melon, de courge ou de pastèque.

En fin d'après-midi, lorsque la vierge blanche, cette petite couronne de nuages blancs qui entoure parfois la cime du Canigou , annonçant le bon ou le mauvais temps, selon que l'on se place du côté du Vallespir ou du Conflent, fit son apparition, les dés étaient jetés. Les mules étaient en fuite. Les mulets claudicants, vaincus, abattus, étaient raccompagnés jusqu'à l'entrée du mas par ce petit chemin pavé de marbre rose de Villefranche , entouré d'une haie de jujubiers, appelé de tous temps " cami de la font clara " que la Fraixa avait cru bon de rebaptiser "via aqua". La Fraixa, parlons-en. Elle était là défaite, anéantie,ne sachant que répéter : _"Equidés mes amis, mes frères équidés, c'est un malentendu, une erreur, un errata, un erratum!" Et sa voix se perdait, couverte par le son pur d'une tenora lançant une sardane.

Le burró masqué s'approcha, immense, magnifique de sa démarche fière. Le soleil rasant de cette fin d'après-midi de printemps jetait une lumière éclatante sur le vieux cuir blanchi de son masque, l'enveloppant d'un éclat vermeil semblable à la teinte cramoisie des bonnets portés par les Almogavares, ces guerriers catalans redoutés et redoutables. Le burró noir défit avec des gestes lents la bride de son masque qu'il déposa sur le bord de granit d'un petit "finestro" au travers duquel on apercevait la poussière ocre soulevée par les sabots hésitants de fatigue de la cohorte de mules et de mulets en déroute prenant la direction des Corbières. Puis il se dressa sur ses pattes arrières. Sa tête touchait presque les premières branches du vieux tilleul que de mémoire d'âne on avait toujours vu là, dispensant son ombre fraîche et apaisante. Le burró était énorme, terrifiant. Sa masse ainsi dressée masquait presque entièrement le soleil couchant. Le blanc de ses yeux s'était soudain teinté de rouge, de ce rouge violine, étincelant, ressemblant aux grenats, ces éclats de pierre fine que l'on trouvait jadis sur les flancs du Costabone. La Fraixa reculait, tremblante, apeurée, le teint pâle, cireux, comme si elle avait mangé la veille une rousquille rassie. Son dos heurta le tronc d'un arbousier. Elle s'effondra, vaincue, attendant le coup de sabot qui la marquerait à jamais du "B" emblématique, symbole de sa déchéance. Mais le coup ne vint pas. L'extrême dureté du regard du burró s'atténua, s'adoucit, de la même manière que le ciel s'éclaircit subitement après l'orage d'août au-dessus du Pla Guillem et fait surgir d'un coup le pic du Canigou. Il laissa lourdement retomber ses pattes de derrière et s'adressa magnanime à la Fraixa qu'il venait d'épargner.

_"Nous te devons un grand merci, la Fraixa. Nous étions tous engourdis, endormis. Nous ne savions plus très bien qui nous étions, où nous allions. Ton Equidémanie nous a tous réveillés, regroupés, fédérés. Tu nous as permis de retrouver nos valeurs, notre unité, notre fierté...........notre âme. Grâce à toi, nous nous sentons à nouveau burrós jusqu'au bout de nos sabots".

Meurtrie, l'encolure pesante, l'œil humide, la Fraixa s'en alla, le sabot flageolant, la queue et les oreilles basses. Le burró quin, comme il l'avait toujours fait, lui emboîta le pas. Ils traversèrent la cour basse du mas entre une haie d'ânes. Des gris, des roux, des noirs, des bruns, des blancs, des fauves, des blonds, de toutes les couleurs, de toutes les tailles, de toutes les origines, mais burros, tous burrós. Et la vie reprit son cours dans ce joli mas du Roussillon, rythmée par les saisons, les semailles, les moissons, les cueillettes, les vendanges. La Fraixa disparut à jamais. De vieux bergers affirment que certaines nuits d'hiver, lorsque la tramontane coléreuse et glaciale balaie la plaine recroquevillée et endormie, de sourds gémissements semblent surgir des murailles en ruine du château d'Opoul. "Ce sont ceux ," disent-ils, " du fantôme de la Fraixa pleurant sur son Equidémanie perdue".

On raconte que parfois, à la fin de l'été, par des matinées fraîches et claires, sur le plateau cerdan, où le vent de la Seu enflamme les esprits, de jeunes ânes guarrà, les yeux couverts de branches de frêne ou de sorbier jouent encore au burró masqué.

 

Roger Lesvignes

Thuir d'Evol août 2005